05 décembre 2011

Lèche-vitrine 6


Rue des petites écuries, je suis attirée par une vitrine derrière laquelle un flamant rose stoïque semble perdu dans ses pensées, les pattes plongées dans les pronfondeurs d'une opacité bleue. En bas de cette vitre,  il est écrit : Voici-Voilà.



Plus tard j'apprends que "Voici-Voilà" (1) est une agence de mises en scènes d'évènements pour les grandes marques de la mode et du luxe. Son directeur artistique, Jean-Christophes Aumas, est un scénographe talentueux.


Dans un appartement parisien qu'il a décoré dans une ambiance très années 50, un autre flamant passe devant la fenêtre de la cuisine...
























J'apprécie ce talent de décorateur mais ne peux m'empêcher d'éprouver une pointe d'incompréhension
devant la démarche de faire créer le décor de son lieu de vie par quelqu'un d'autre ! Pour moi, son intérieur -expression évocatrice en soit- est quelque chose de l'ordre de l'intime et le laisser organiser, arranger par d'autres mains que les siennes me semble comme une forme d'abandon de soi assez étrange.



23 novembre 2011

le rouge et le noir


"Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu'on eût su voir : sa mère en était folle, et sa grand-mère plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge qui lui seyait si bien, que partout on l'appelait le petit Chaperon rouge. 
Un jour, sa mère ayant fait des galettes, lui dit : (...)"
C'est ainsi que commence la version de Charles Perrault (1628-1703) de ce conte populaire.
Patrick Loste, "Mythologies"






















Comme le souligne le Psychiatre et psychanalyste américain Bruno Bettelheim (1903-1990), "Le Petit Chaperon rouge de Perrault perd beaucoup de son charme parce qu'il est trop évident que le loup du conte n'est pas un animal carnassier, mais une métaphore qui ne laisse pas grand-chose à l'imagination de l'auditeur."

Michel Pastoureau -historien médiéviste, spécialiste notamment de la symbolique des couleurs- en propose une lecture différente en mettant en évidence la distribution ternaire, dans le conte, des couleurs originelles des sociétés anciennes : le rouge, le noir et le blanc.

Les peintres donnent à voir avec force ces couleurs et la symbolique qu'elles diffusent.
Ce conte est l'un des thèmes abordés par l'éblouissant peintre Patrick Loste dans ses oeuvres récentes que l'on peut voir dès ce soir à la Galerie Le troisième oeil à Bordeaux.
Comme l'écrit avec justesse le journaliste Jean-Michel Collet, parlant de la peinture de Loste : "L'insouciance n'est pas toujours au rendez-vous. La sauvagerie, l'état de nature rôdent au bord du chemin. Il faut la solitude, il faut la confusion, il faut l'épreuve pour se connaître, cerner l'essentiel. "C'est la conscience des limites qui nous fait toucher le réel" Chez Loste, cette conscience passe par le corps. C'est la vie qui est en jeu."

Warja Lavater pour Le Petit Chaperon rouge, 1965. © Maeght éditeur
















À l'opposé de cette incarnation, et de la fougue sauvage de l'oeuvre de Patrick Loste, la peintre et illustratrice suisse Warja Lavater (1913-2007), interprète elle aussi ce conte mais dans un processus d'abstraction très poétique où les personnages, décors et actions sont symbolisés par des points de couleurs. Ce beau travail se déploie dans un étrange petit livre en accordéon, publié par l'éditeur Adrien Maeght.

La richesse du contenu symbolique des contes est telle qu'ils se prêtent naturellement à l'analyse et à l'interprétation. L'appropriation de ces fables par les peintres pourrait passer pour une provocation face à l'oralité originelle du conte. Contempler ces oeuvres, n'est-ce pas au contraire une manière d'entrer directement dans l'histoire, et de retrouver la fraîcheur et la vivacité de l'émotion ressentie à l'écoute d'un conteur, d'être, plus profondément que par le medium de l'écrit, impressionné au sens propre et au sens figuré ?


28 octobre 2011

Tressages



Le français François Rouan et la chinoise Movana Chen :
François Rouan, Tressage
Movana Chen 2011, Travelling in my Bookshelf
d'Ouest en Est, du XXe au XXIe siècle, deux démarches artistiques utilisant le travail spécifique du tressage, affleurements et disparitions récursives des couleurs et des signes font naître une vibration intense de la surface, des oeuvres en mouvement.


François Rouan, Odalisque,  Musée Matisse Cateau Cambresis

Movana Chen 2011, Travelling in my Bookshelf











































On peut voir les oeuvres de Movana Chen à la galerie Chinart jusqu'au 12 novembre.

Il faut écouter et réécouter cet entretien de François Rouan avec Laure Adler, diffusé sur France culture le 24 mars dernier.


François Rouan &  Movana Chen



01 octobre 2011

Tumultes à la galerie Hayasaki


Aujourd'hui et demain encore, venir contempler les oeuvres de Cécile Donato Soupama à la galerie Hayasaki ...


Véronèse 100 x 80 cm


TUMULTES n. m. pl. -  Choses qui font battre le coeur.

Imaginez. Vous survolez la Terre. 
De temps en temps, attiré par une couleur, vous vous posez sur un vaste continent ou sur une île minuscule.
Vous assistez à la naissance de paysages d’avant le monde des Hommes, à des mouvements de planètes en formation, magmas, forces telluriques. Les couleurs sont celles de la terre, terre rouge, ocre jaune, terre noire et le si beau vert Véronèse.

Soyez attentifs, regardez les toiles avidement.

Certains autour de vous parleront, commenteront, philosopheront, sûrs de ce qui est beau et de ce qui ne l’est pas. Ne vous laissez pas distraire, prenez une distance suffisante et ce tumulte de mots formera une musique exquise comme celle de la pluie.
Ne dites rien, laissez votre corps parler, une lueur joyeuse danser dans vos yeux, une tension se dénouer dans vos épaules.

Vous serez prêts alors à vous laisser émouvoir par les concrétions d’ocres minérales que déposent les pigments, si intensément contrastées par les plages de noir dense.

Il vous faut éprouver l’émotion du geste de Cécile d’une façon très concrète, palpable, charnelle : laissez-vous gagner par son énergie et l’explosion des éclats de noirs.

Caressez du regard les œuvres, encore et encore, voyez, ressentez avant tout la terre, des terres lointaines, côtes découpées ou montagnes dressées. Alors apparaîtra l’eau qui dessine ces paysages de rêves, puis le blanc de la toile en réserve, nuancé de nappes de gris taupes, de gris bleus ou jaunes et enfin les mots gravés dans le corps de la toile, des mots mystérieux, lisibles et illisibles.
C’est ainsi que ces toiles qui génèrent une vibration si particulière vous feront ressentir la force  née de l’affrontement tumultueux de l’ombre et de la lumière.

Dans les premières années du XIe siècle au Japon, Sei Shônagon, une dame d’honneur appartenant à la cour impériale de Heian écrivit des «Notes de chevet», sous formes de listes. L’une d’elles est intitulée :
Choses qui font battre le coeur
«Des moineaux qui nourrissent leurs petits.
Passer devant un endroit où l’on fait jouer des petits enfants.
Se coucher seule dans une chambre délicieusement parfumée d’encens.
S’apercevoir que son miroir de Chine est un peu terni.
Même quand personne ne vous voit, se sentir heureuse au fond du coeur.» (...)

28 septembre 2011

Biennale de Lyon 2011

60 artistes, 14000 m2, 4 lieux :
la 11e édition de la Biennale de Lyon poursuit "une réflexion sur l'art et le monde"
"L'exposition s'engage à réfléchir sur la densité du présent, sur le pouvoir de l'imaginaire, du visionnaire et de l'hallucinatoire."





Pour appréhender au plus près cette manifestation, le mieux est d'écouter Thierry Raspail, son directeur artistique :








19 septembre 2011

Lèche-vitrine 5


























Rue des Pyramides,
les grands bouquets d'hortensia bleus
de la belle boutique Bourgeon
tentent une sortie sous les arcades...
Un reflet qui esquisse l'univers 
de la créatrice florale Catherine Muller.

07 septembre 2011

Fragments d'un discours amoureux

30 juillet 2011
Île-aux-moines, Chapelle du Guerric, pleine mer à 19h30, marée de 81/86,
Exposition de Cécile Donato Soupama, 16e et dernier jour



Sur le chemin qui me conduit vers la chapelle, la beauté de la voûte des grands arbres m'émeut plus que de coutume, dans la bouche un goût sucré-salé, mélange étrange de nostalgie et de joie.
L'intensité des "dernières fois" est quelque chose qui me trouble énormément.
Quelle en est l'alchimie, comment reproduire cet état de tension merveilleux qui décuple toutes les sensations, aiguise la perception des choses et des êtres, ouvre les yeux avec plus de force ?



Comme tous les autres jours, j'adosse mon vélo au beau mur de pierre attenant à la chapelle.
Comme tous les autres jours, mais plus encore aujourd'hui, j'aime ces quelques instants qui précèdent l'ouverture des portes grises de la chapelle -où je suis entrée par l'abside du côté du parc du Domaine du Guerric-, car la jouissance de cet espace n'appartient alors qu'à moi, qui me grise de cette intimité éphémère avec les oeuvres et le lieu.


Jusqu'à présent, les livres qui m'ont accompagnée et nourrie dans cette aventure ont été "Vide et plein, le langage pictural chinois" de François Cheng et "Les propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère" de Pierre Ryckmans. Aujourd'hui j'ai emporté les délicieux "Fragments d'un discours amoureux" de Roland Barthes.



Ces seize jours passés dans ce lien avec les oeuvres et tous les mots et tous les regards de tous ces gens, sont un peu comme une histoire d'amour qui s'achèverait ce soir ...

Une petite fille s'est fait une entorse en tombant de vélo, je donne le numéro de téléphone du camion-taxi de l'île à sa maman, bavarde un peu avec elles en attendant.

Une dame replette entre en trombe dans la chapelle, regarde les toiles, l'air absorbé et me demande soudain s'il y a une antenne-relais de téléphonie dans l'île ?
Je ne m'attendais pas à ce genre de question et reste sans voix un instant.
Sans me laisser le temps de répondre, elle se lance dans une diatribe terrible contre "les mafias qui nous gouvernent", me raconte qu'elle a perdu toutes ses dents à cause d'une antenne près de son ancienne maison, qu'elle...
Heureusement, son fils l'appelle depuis la route et elle s'en va aussi brusquement qu'elle est apparue.
La petite fille à l'entorse, assise sagement sur les marches de la chapelle la regarde s'éloigner, interloquée.
Sa maman souris et se tourne vers moi :
-"quel phénomène !"
j'acquiesce en lui rendant son sourire.



Un peu plus tard se succèdent des visiteurs captivants, des artistes, des gens cultivés incroyablement intéressants, qui savourent les toiles de Cécile : un concentré d'échanges et de bonheur qui m'apparaît comme un nectar, un présent pour cette dernière journée.

Avec un grand directeur artistique qui se consacre à l'écriture à présent et Isabelle Bigot, la maîtresse des lieux -l'âme des Îliennes du Guerric sans qui toute cette aventure n'aurait pas vu le jour- nous échangeons sur la confrontation des lieux anciens avec l'art contemporain.

J'ai aussi l'honneur de recevoir la visite de Kitty Holley -elle-même peintre de renom- qui apprécie les oeuvres de Cécile. Nous évoquons l'importance du geste en peinture, la concentration et l'énergie vitale qu'il exige et encore l'Asie qu'elle connaît bien.
Elle m'explique son projet "Clusters", une réflexion aux confins de l'art de et la science : c'est un moment exaltant !



La venue de mon amie Aurélia Naccache, graveur, peintre et photographe est un point d'orgue à la symphonie de cette journée, parce que j'aime infiniment parler de peinture avec elle, parce que son regard sur le travail de Cécile ajoute encore une dimension nouvelle à ma propre perception et au plaisir qui naît alors, pardessus tout parce que les oeuvres d'Aurélia succèderont à celles de Cécile dans la chapelle dans quelques jours ...
Aurélia prend des photos pendant que nous bavardons.


© Aurélia Naccache

J'aimerais que cette journée ne finisse jamais, mais il est temps à présent de refermer les portes comme on referme un livre chéri, sachant que l'on pourra toujours y revenir en pensée.



"RAVISSEMENT. Épisode réputé initial (mais il peut être reconstruit après coup) au cours duquel le sujet amoureux se trouve "ravi" (capturé et enchanté) par l'image de l'objet aimé (nom populaire : coup de foudre ; nom savant : énamoration)

Roland Barthes, "Fragments d'un discours amoureux", p. 233.


06 septembre 2011

Regards croisés

29 juillet 2011
Île-aux-moines, Chapelle du Guerric, pleine mer à 18h50, marée de 69/75,
Exposition de Cécile Donato Soupama, 15e jour




La mer est très basse lorsque j'arrive, même les minuscules flaques d'eau sur le sol de vase crevassé ont des reflets bleus. Le soleil projette des ombres bien nettes sur la route devant la chapelle.

-"Allez, on y va dans la toute petite église, allez papa !"
-" non, non, attention, tu vas tomber, tiens ta droite"
En quelques coups de pédales, ils ont tourné le coin et je ne les voie plus.
Il semble qu'aujourd'hui l'attraction de la plage soit plus forte que celle de la culture...

Le temps de finir d'écrire ma phrase, et la chapelle se remplit comme pour me contredire. Les premiers visiteurs sont très souriants, je me dis que l'après-midi commence bien.

Deux mouches se poursuivent en vrombissant, elles se déplacent si vite que je n'arrive pas à les suivre des yeux : serait-ce un signe que la chaleur s'installe pour de bon ?



Une dame dont les deux paires de lunettes s'entrechoquent à chaque pas sur sa poitrine crie à son mari sur le seuil de la chapelle :
-"Ah mais moi j'aime bien !"
Ses mots résonnent très fort, elle se retourne et me regarde, la main devant la bouche, dans une attitude d'excuse : je lui souris.

-"c'est vous Cécile ?"
-"c'est vous l'artiste ?"
-"c'est bien c'que vous faites..."
-"ce sont vos oeuvres ?"

-"je vais prendre deux cartes postales pour participer un peu..."

-"c'est quelle chapelle ici ?"
-"Vous savez où on est sur la carte ?"

Assise sur le seuil un moment, j'observe le vol des oiseaux : ils se reflètent dans le miroir des eaux tranquilles qu'ils frôlent, cormorans et goëlands se croisent en planant avec grâce.

-"Oh, une chapelle transformée en musée, ah mais c'est scandaleux, quelle honte !"

Une visite des parents de Cécile, des gens tellement chaleureux avec lesquels on se sent bien tout de suite, à qui on a envie de se confier. Son regard à lui brille de mille éclats, sa douceur volubile à elle est si généreuse. Ils sont fiers et heureux de parler de leur fille.

Cécile Donato Soupama dans son atelier © Jaïr Sfez

Comme l'écrit fort bien le philosophe Frédéric François, pour "parler de la peinture de Cécile",
(...) "On peut partir de l'évidence du choc : telle oeuvre (me/nous) frappe ou nous laisse indifférent. Puis aborder la difficulté à comprendre ce que c'est ce choc, ce qui fait justement que l'évidence de l'oeuvre résiste au bavardage, au discours sur." (...)

Voir les oeuvres de Cécile à travers le prisme du regard aimant de ses parents est aussi une expérience enrichissante, réellement émouvante et plutôt rare lorsqu'on y réfléchit.
C'est un moment privilégié qui m'a été donné là.





Correspondances

28 juillet 2011
Île-aux-moines, Chapelle du Guerric, pleine mer à 18h07, marée de 56/62,
Exposition de Cécile Donato Soupama, 14e jour



Aujourd'hui est une vraie chaude journée d'été.
La sueur perle sur le front de certains visiteurs, qu'ils essuient d'un revers de main en entrant dans la chapelle dont j'apprécie la fraîcheur pour la première fois.
Les corps se dénudent, parfois un peu trop.

Quand la mer sera pleine haute, en fin d'après-midi, j'irai tremper mes pieds...



Deux femmes se montrent les toiles l'une à l'autre en levant le menton, elles parlent tout bas.

Une petite fille coiffée d'un chapeau mou en liberty joue à la marelle, sautant à cloche-pied sur les carreaux de l'allée centrale de la nef...

Je songe que je distribue sans compter les sourires, les "bonjour", les "bonne journée" ou les "bonne promenade" depuis aujourd'hui quatorze jours.
Une bonne odeur d'herbe coupée me parvient du Domaine du Guerric.


Ciel et terre, Gao Xingjian (2008)
-"cela me fait penser à un peintre japonais,
mais je ne sais plus son nom ? enfin je crois qu'il a été aussi prix nobel de ... ?"
-"Vous pensez peut être à Gao Xingjian ?"
-"ah oui c'est ça !"
-"Il est chinois, c'est un grand écrivain, un peintre sensible aussi, mais je suis d'accord avec vous pour la comparaison."

-"tout l'ensemble est très beau !", me dit une dame, le doigt levé.


Monts Jingting en automne / Shitao (Daoji, 1642-1717),
conservé au Musée National des Arts Asiatiques Guimet

Un groupe d'enfants -des cousins en vacances ?- pénètre joyeusement dans la chapelle : ils s'installent en tas au centre de la nef comme des naufragés sur un radeau, je crois qu'ils jouent, s'inventent une aventure.
Je poursuis ma lecture et il se produit alors un phénomène assez mystérieux, extraordinaire en tout cas : les mots que je lis à cet instant décrivent admirablement ce que j'ai sous les yeux !
Les enfants dans la chapelle restent immobiles un moment, assis par terre, adossés les uns sur les autres puis "certains se dressent d'un élan héroïque et guerrier, certains baissent la tête, d'autres la relèvent, tantôt ramassés sur eux-mêmes, tantôt campés bien droits, ondulant ou balancés."
Shitao 石濤, L'unique trait de pinceau,
Méthode des Anciens pour peindre les forêts et les arbres


Freud / Hadès / Nero © Cécile Donato Soupama
Un marcheur très "perspicace" et très bavard aussi, voit une photo aérienne dans Freud, un glacier dans Hadès, une éruption volcanique dans Nero, etc.
Mains sur les hanches, il ponctue chacune de ses découvertes d'un hochement de tête énergique accompagné d'un clin d'oeil à mon intention ...

Je ne sais ce qui se passe aujourd'hui mais la plupart des visiteurs, à peine le seuil franchit, foncent tête baissée jusqu'à la sacristie comme si un rendez vous très important les y attendait.

Des gens heureux, deux couples et un homme plus âgé, des enfants ouvrent la petite porte de communication avec le parc du Domaine du Guerric et s'y promènent le plus naturellement du monde. Ils sont calmes, savent se placer, s'asseoir dans l'herbe spontanément, se prendre en photo. Leur aisance est impressionnante. Les hommes sont beaux, leurs femmes ont du charme, les enfants des visages d'anges, le grand-père du charisme. Ils sont habillés avec élégance mais sans ostentation : on est partagé entre l'envie de les aimer spontanément et celle de les haïr pour leur désinvolture. Ils semblent ne s'être qu'à peine aperçu de ma présence. J'aime l'idée de ne jamais savoir qui ils sont en réalité pour ne pas briser ce mirage de bonheur.

Le regard de certains est une blessure, le sourire de certains autres un baume.

J'aide un groupe de jeunes-gens à trouver les indices d'un jeu de piste.


Freud. 80x60 cm © Cécile Donato Soupama
Élise Oudin Gilles, une amie peintre achète un catalogue, elle aime beaucoup le petit Freud à la marque rouge. Nous parlons des oeuvres de Cécile, de la difficulté de créer et de l'évolution du travail d'un artiste dans le temps. C'est un bon moment.



Mur de peintures, Daniel Buren de 1968 à 1977,
Musée d'Art Moderne de la ville de Paris
Toute une "famille de rayures" lui succède : vertes et blanches pour madame, bordeaux et blanches pour monsieur, bleu-marine pour les deux petits enfants qui sautent les marches de l'autel en poussant des cris joyeux, redoublés par l'écho dans la chapelle. Je pense à Daniel Buren et à un entretien passionnant écouté sur France culture au début de l'été où il parle de la notion de contemporanéité.


(...)"Comme de longs échos qui de loin se confondent
dans une ténébreuse et profonde unité,
vaste comme la nuit et comme la clarté,
les parfums, les couleurs et les sons se répondent"(...)

Correspondances, extrait - Charles Baudelaire




01 septembre 2011

Hommage à André Marfaing

27 juillet 2011
Île-aux-moines, Chapelle du Guerric, pleine mer à 17h20, marée de 44/49,
Exposition de Cécile Donato Soupama, 13e jour



Enfin l'été est là, dès l'aube, l'île était enveloppée d'une gaze bleue légère et lumineuse.



Je pressens une journée sous le signe de la séduction.

-"On peut visiter ?"
-"mais bien sûr !"
-"Bel endroit, beaux tableaux...", s'exclame le petit groupe en repartant.

-"Regarde, ils sont tous différents", dit une dame à sa petite fille
-"ah mais non, il y a toujours la même chose là", répond la fillette en désignant le pied droit de la toile,
-"pourquoi ?", poursuit-elle en se tournant vers moi.

-"quel beau voyage !" me dit un monsieur à la casquette vissée sur ses cheveux blancs.



Une femme entre, elle a les cheveux roux, les joues pleines et la peau très pâle.
Son visage me trouble, je ne sais pourquoi, une impression de déjà vu.
Un moment après son départ, je réalise la ressemblance frappante avec le visage de la Vierge Marie courbée aux côtés de Sainte Anne sur le retable de la chapelle !

Quel bonheur de porter une robe légère aujourd'hui...



Une famille de "jeans" et de boucles brunes, le père, la mère, le fils, la fille -j'imagine- liés par les sourires qu'ils échangent, feuillètent le beau catalogue de Cécile qui vient d'arriver après un long périple de Sicile jusqu'à l'île-aux-moines.
On peut y admirer les très belles photos des toiles qui seront présentées lors de l'exposition
qui aura lieu du 15 septembre au 6 octobre à la galerie Hayasaki.


"Nero" Diptyque © Cécile Donato Soupama
Une femme qui porte le symbole du Yin et du Yang en pendentif semble irrésistiblement attirée par Nero et Revendication. Elle part, puis revient un moment après, elle voudrait acheter la moitié de Nero -le seul diptyque lié par des charnières de l'exposition !-



La lumière de fin d'après-midi est très douce dans la sacristie, où je profite d'un petit moment calme pour méditer devant les deux toiles "Hommage à André Marfaing", qui me touchent particulièrement.


Hommage à André Marfaing. 80x60cm © Cécile Donato Soupama

Je relis les mots de son ami et éditeur Imre Pan : « C'est le combat éternel de la lumière et des ténèbres, représenté non plus par des figures symboliques, mais par ses éléments mêmes. La lumière de Marfaing remonte le temps et il va très loin jusqu'aux premières heures de la création, jusqu'au moment où les choses n'existaient qu'en tant que tensions. »


Hommage à André Marfaing. 80x60cm © Cécile Donato Soupama

la vigueur tonale des toiles de Cécile évoque à merveille la force impressionnante que dégage cet affrontement de l'ombre et de la lumière dans les toiles d'André Marfaing.

Je me souviens qu'en 2008, les Abattoirs de Toulouse rendaient hommage eux aussi à ce grand artiste, disparu en 1987 ; et encore d'avoir été frappée à la lecture de ces mots d'André Marfaing lui-même : « Être persuadé que mille traits peuvent dire mille choses et qu’un seul trait peut dire tout. »




30 août 2011

Du sprituel dans l'art

26 juillet 2011
Île-aux-moines, Chapelle du Guerric, pleine mer à 16h20, marée de 36/39,
Exposition de Cécile Donato Soupama, 12e jour


Aujourd'hui, l'ombre portée que dessine la chapelle sur la route exprime soleil et douceur en contrepoint mais l'été prend en réalité tout son temps pour s'installer sur l'île.
Beaucoup de monde dehors mais ils n'entrent pas, ne descendent même pas de vélo !

Les eaux de la petite baie du Guerric ont des reflets vert émeraude, un cormoran plonge, je guette l'endroit où il ressortira.

La voile d'un dériveur léger glisse au loin.

Je suis émue par la beauté du regard vert et profond d'une femme entre deux âges, observant avec beaucoup d'attention chaque oeuvre. Elle ne dit mot et finit par s'en aller, comme à regret.

-"y a quoi à l'intérieur, c'est payant ?"
Quelques mauvaises pensées me traversent -dont je me repens aussitôt intérieurement- concernant notamment l'uniformité vestimentaire des promeneurs qui m'apparait aujourd'hui véritablement stupéfiante.



Toute une famille plonge tour à tour sa main dans le beau bénitier de pierre en entrant, une légère moue de déception faisant trembler leur menton invariablement, ils se signent et parlent tout bas.
Leur foi a toutes les apparences de la sincérité mais ils sont un peu offusqués de la présence des toiles sur les murs de la chapelle, se le disent à mi-voix en tournant la tête à droite et à gauche à l'appui de leur désapprobation.
Je fais semblant de ne pas remarquer leurs regards un peu hostiles, souris en pensée, les laisse faire le tour.



Nous parlons de Sainte Anne à qui est dédiée la chapelle et dont c'est la fête aujourd'hui, de sa représentation sur le retable du XIXe, de la merveilleuse Sainte Anne de Léonard de Vinci qu'ils ont pu admirer au Louvre, de peinture religieuse et finalement des oeuvres de Cécile.


Léonard de Vinci (Vinci, 1452 - Amboise, 1519)
La Vierge à l'Enfant avec sainte Anne © Musée du Louvre/A. Dequier - M. Bard


Nous débattons sur la spiritualité que peut receler l'acte de peindre même si la destination de l'oeuvre n'est pas spécifiquement religieuse. Les enfants tourniquent, s'ennuient.
Ils s'en vont tous après un au-revoir chaleureux.

-"ma femme a perdu son pull !, vous ne l'avez pas vu ?"
-"non, je suis désolée..."

Je vois au loin des grappes de nouveaux arrivants sur la route, me demande lesquels vont entrer et songe à nouveau qu'étrangement, aujourd'hui, nombreux sont ceux qui restent sur le seuil. Je ne sais pas expliquer cette forme particulière de mimétisme qui n'en est pas vraiment un en réalité puisque ce comportement se répète dans des intervalles de temps très distants.


Sicile. 100x80cm, détail

Je note encore un énigmatique mimétisme chez les visiteurs : ils regardent les toiles de si près cet après-midi, que le bout de leur nez effleure presque les concrétions de pigments.

Souvent les îliens qui passent me demandent si je ne m'ennuie pas trop ? Je n'ose leur dire que je ne m'ennuie pas un seul instant,
me croiraient-ils ?

Un très jeune couple d'amoureux, elle en robe à pois courte et légère, les pieds chaussés de ballerines vernies, lui en jean et chemise violette, main dans la main, regardent les toiles une à une. Il caresse son épaule et joue avec la bretelle de sa robe. Ils se sourient, le monde autour d'eux ne semble pas avoir de réalité. Ils sont là avec les oeuvres et plus rien d'autre n'existe, je patiente. Remarquant finalement ma présence, ils me disent trouver cela très beau, aiment qu'il y ait des mots dans les toiles. Moi j'aime qu'ils ne demandent pas comment s'est fait, ni ce que cela représente.



Je remarque que, la plupart du temps, les vacanciers vont par deux : un homme et une femme, deux femmes, presque jamais deux hommes, des enfants dont l'air un peu blasé augmente avec l'âge, jusqu'à la souveraine indifférence de l'adolescence.

Un couple âgé entre très lentement, lui s'appuyant sur une canne métallique qui cliquette sur les carreaux de ciment de la chapelle :
Elle :
-"ça représente quelque chose ?"
Lui :
-"c'est spécial !"
Elle :
-"c'est un genre..."
Lui :
-"le château à côté, c'est une famille très connue, non ?"



Le vent s'est levé tout à coup, dehors les herbes frissonnent, les feuilles du grand chêne frémissent et s'agitent, Hadès et Ulysse se balancent doucement sur leur fil.



29 août 2011

Spleen et idéal

25 juillet 2011
Île-aux-moines, Chapelle du Guerric, pleine mer à 14h52, marée de 35/34,
Exposition de Cécile Donato Soupama, 11e jour



Un peu plus de douceur encore aujourd'hui malgré un ciel encombré.
Le crescendo des températures est agréable et prend aussi pour moi un sens symbolique, comme si ce voyage immobile dans la chapelle générait de plus en plus de chaleur dans les échanges, les rencontres, dans mon rapport au lieu qui me devient très cher.

Une grande famille, bon chic, bon genre me demande de les prendre en photo sur le muret qui borde la route devant la chapelle...



C'est étrange, j'éprouve avec bonheur la chaleur de l'été et voilà que les premiers visiteurs sont très froids ou très négatifs !
-"C'est très noir", dit une dame
-"ma femme n'aime pas le noir !", précise le monsieur. Je l'avais deviné à son air renfrogné, me dis-je ...
-"Bon alors, ça veut dire quoi tout ça ?"
-"c'est dommage de mettre des trucs comme ça dans une chapelle tout de même !"

Je suis étonnée par tous ces gens qui savent ce qui est bien et ce qui ne l'est pas, ce qui est beau et ce qui ne l'est pas, en outre leurs certitudes m'effraient !


© photographie de Jaïr Sfez

Souvent, des questions sur la technique : une dame aux cheveux blond vénitien tenus en chignon haut m'interroge, j'explique le mélange de pigments, huile, liant.
Elle rétorque :
-"Ah oui, alors c'est "fait maison", comme on dit et puisque c'est une femme ce n'est pas étonnant !".
Certains clichés ont décidément la vie dure.



Un couple sans âge, elle assez corpulente avec un visage très doux encadré de boucles blondes, lui en vareuse bleu marine, l'appareil photo en bandoulière : ils restent très longtemps devant chaque toile comme dans un geste suspendu, ils ne se regardent pas, ne se parlent pas mais sont très près l'un de l'autre et se déplacent d'un même mouvement. Une chorégraphie secrète parfaitement rodée semble guider leurs pas. Ils sont concentrés, toujours silencieux, nos regards ne se croisent pas, je n'ose interrompre le charme qui les enveloppe. ils ressortent en joignant leurs mains tels deux adolescents amoureux.

Deux femmes très soignées, féminines -je note que cela devient rare- sont toutes heureuses de cette visite "inattendue" me disent-elles.



Goûtant les rayons du soleil de la fin d'après midi et le contact de la pierre du seuil de la chapelle délicieusement tiédie, je contemple ce paysage, toujours le même et pourtant chaque jour, à chaque heure si différent.
"Il est des paysages peints qu'on traverse ou qu'on contemple ; d'autres dans lesquels on peut se promener ; d'autres encore où l'on voudrait demeurer ou vivre. Tous ces paysages atteignent le degré d'excellence. Toutefois, ceux où l'on voudrait vivre sont supérieurs aux autres"
Ces mots de Guo Xi 郭熙 le grand peintre de la dynastie chinoise des Song du Nord 北 (960-1127), exprime admirablement mon état d'esprit en cette fin de journée et me consolent un peu de la mélancolie de ce jour.