04 août 2011

Freud & Freud

22 juillet 2011
Île-aux-moines, Chapelle du Guerric, basse mer à 18h08, marée de 54/49,
Exposition de Cécile Donato Soupama, 8e jour

La tiédeur progresse encore aujourd'hui et se perçoit délicatement dans le flux de l'air, la pierre des marches menant à la chapelle, les bras et les jambes qui émergent des vêtements plus légers.


Freud. 80x60 cm © Cécile Donato Soupama

Deux petites filles portant des shorts en vichy vert anis, l'aînée, les cheveux noués en une longue natte, la plus jeune un petit carré mouvant, regardent toutes les toiles, prennent une petite carte de l'exposition.
Je leur demande ce qu'elles en pensent :
-"c'est vachement beau, surtout une petite bouche qui rit là-bas", s'exclame la grande en désignant le "petit Freud" dans l'abside, pendant que l'autre m'offre un sourire radieux.
Je me dis que l'après-midi commence bien !



Trois oeuvres sont baptisées "Freud", une dans la nef, les deux autres, des formats plus petits dans l'arrondi de la sacristie. Je songe aux corps nus et disgracieux du peintre Lucian Freud - fils de l'architecte Ernst Freud et petit-fils du psychanalyste Sigmund Freud- qui est mort hier à Londres, à la façon dont ils m'avaient heurtée moralement et physiquement lors de la rétrospective du Centre Pompidou l'année dernière. Peut-on penser avec Philippe Dagen qu'il s'agit " du simulacre de la grande peinture fondé sur l'académisation conjointe de l'obsénité et du maniérisme" -Article du Monde publié dans l'édition du 12/03/2010-, ou avec le centre Pompidou d'un "artiste parmi les peintres les plus importants au monde" ?


Freud. 80x60 cm © Cécile Donato Soupama

Je ne sais à quel saint me vouer, me dis-je tout en examinant les Freud dans la chapelle.
Cependant je me souviens des mots du grand calligraphe, poète et peintre chinois du XIe siècle Su Dongpo 苏东坡 : "discuter de peinture d'un point de vue de ressemblance formelle, c'est de l'enfantillage".
Quoi qu'il en soit le souvenir lui-même de la figuration obsessionnelle de Freud m'oppresse alors que la non-figuration sous mes yeux libère les rêves.



Je parcoure des yeux les oeuvres, encore et encore : j'y vois, ressens avant tout la terre, des terres lointaines, côtes découpées ou montagnes dressées ; en seconde lecture apparait l'eau qui dessine des paysages de rêves ; le blanc de la toile en réserve, nuancé de nappes gris taupe dans les Sisyphes, gris bleu dans Nero, jaunes dans l'hommage à André Marfaing, se révèle alors ; puis les mots comme gravés dans le corps de la toile, des mots mystérieux, lisibles et illisibles.
Sur la palette de celui qui écrit, il n'y a que des mots : je m'interroge sur la façon de créer cette profondeur d'émotion que l'on ressent devant la peinture, avec les mots seuls.
Je songe aux propos du grand poète Aimé Césaire parlant de l'écriture : "il faut se forcer à produire l'oeuvre dans une totalité, c'est-à-dire écrire dans un cahier". Je considère alors mon carnet rouge avec un tendre espoir.

31 juillet 2011

Sisyphe

21 juillet 2011
Île-aux-moines, Chapelle du Guerric, basse mer à 17h31, marée de 64/59,
Exposition de Cécile Donato Soupama, 7e jour

À mi marée descendante, un ciel moutonnant, des éclaircies entrecoupées de passage plus sombres.


Aujourd'hui les toiles restent sagement sur leur mur blanchi à la chaux, elles ne sont plus ballotées par le vent comme ces derniers jours.


Hadès. 100x100 cm © Cécile Donato Soupama
Toute une famille très sélect, trois générations qui observent les toiles, une jeune-femme en pantalon noir et pull vert à grande encolure ronde s'accorde à la perfection avec les couleurs d'Hadès. Je le lui dis, elle rit avec grâce.


Une randonneuse bronzée avec ses deux petites filles, dont l'une a des yeux très bleus assortis à d'adorables boucles d'oreilles en lapis lazuli :
-"Oh, c'est une femme qui peint, c'est bien !, comme c'est beau...."
Elle aime beaucoup les modulations des rouges des Sisyphes.

Une grande femme très mince entre l'air renfrogné, une ride d'expression excessivement contractée entre les deux yeux :
-"c'est vous qui faites ça ?"
Tout son être et ses paroles me font l'effet du sable qui grince entre les dents, j'espère n'en laisser rien paraître, sourie, explique, raconte...
Elle ne m'écoute pas, danse d'un pied sur l'autre en regardant les toiles, et m'interrompt :
-"et tout ce noir !, elle est tourmentée hein ?", lance-t-elle en plissant le nez d'un air docte en me jetant un petit coup d'oeil de côté.

Après son départ je me demande ce qui fait que certains aiment et d'autres pas ?
Ce qu'ils voient trouve-t-il une résonnance en eux d'une manière inconsciente ?
Je pense qu'il ne s'agit pas seulement du problème de l'abstraction ou de la figuration, même si dans l'ensemble on me demande souvent ce que cela représente, ce qu'a voulu dire l'artiste, quel est le thème ?
J'ai pu observer que les enfants, eux, entrent directement dans la peinture, ils ne s'imposent pas toutes ces barrières à franchir pour accéder à l'oeuvre. Ils réagissent, éprouvent sans intermédiaire, adhèrent ou ignorent sans ambages, sans crainte du jugement d'autrui : j'admire leur liberté !

Laissant là le fil de mes pensées, j'observe un couple attentif et silencieux qui circule lentement d'une oeuvre à l'autre. Je les connais un peu, lui est architecte, ils viennent d'Anvers en Belgique. Leur yeux me disent déjà ce que j'espère avant même que nous ne nouions conversation : ils apprécient les oeuvres et sont déjà dans une démarche de choix. Elle a un faible pour Liu Xiaobo, lui préfère l'un des Sisyphes.

Liu Xiaobo(100x80cm) © Cécile Donato Soupama

Ils débattent entre eux avec douceur, presque pour le plaisir, je pressens déjà qu'il va l'emporter.
Ce sera Sisyphe en effet, destiné à leur maison de l'île-aux-moines.
À ce moment là seulement, ils interrogent sur la vie de l'artiste, ses techniques, ont envie d'en savoir plus, non pas pour se rassurer, mais pour prolonger le plaisir évident de leur décision.


Sisyphe. 100x80cm © Cécile Donato Soupama

Assise sur le seuil de la chapelle, je regarde les toiles encore et encore, perçois un mouvement du corps, suit le tracé d'un geste, me demande avec émotion si ce cheminement mental qui se déroule dans mon esprit correspond un tant soit peu à celui qu'a suivi la main du peintre.
La marée remonte depuis une heure, elle sera haute deux heures après le coucher du soleil. : cela seul est une certitude incontestable.